dimanche 1 avril 2018

1er avril


La beauté, la laideur, intérieure, extérieure, quelle affaire. La meilleure façon d’observer des gens télégéniques consiste à regarder la télévision. Certains sont moches et deviennent beaux. D’autres sont de parfaits imbéciles, ce qui devient patent dès qu’ils se mettent à parler. On ne dirait pas, à simplement les regarder. On pourrait presque les admirer. À ce compte-là, autant choisir une chaîne où défilent des mannequins. Tant de finesse dans les courbes, les regards, le cœur et l’esprit supposés, un si bel échantillon d’humanité mutique.
Binh-Dû, qui ne se prend pas sérieusement pour un imbécile – ou alors très imparfait – ni pour un parangon de laideur, a le sentiment qu’il y a lui d’une part et l’espèce humaine d’autre part. Des êtres banals, abominables, exemplaires. Des fous avérés – mais même d’eux il ne peut se sentir frère. Ce qui le distingue de ses (non-)semblables, croit-il, c’est son exceptionnelle faiblesse cohésive : son « je » formel ne trouve pas où se fixer, ou comment. Ainsi Binh-Dû à nul autre pareil est Dieu, comme tout fou qui se respecte.

samedi 31 mars 2018

31 mars


De loin sur la photo, Binh-Dû trouve qu’ils sont mignons, les deux, assis côte à côte sur des chaises en plastique, avec en fond de scène un mur peint en rouge qui semble illimité. Quand il zoome, l’impression se dégrade. Comme une distorsion, comme si l’écart qui séparait les chaises s’élargissait, emmenant chaque personnage dans une portion d’univers distincte. L’un se précisant, l’autre se délitant. Au plus près des visages ça ne va plus du tout, d’un côté il y a une femme d’une évidente intégrité, de l’autre il y a Binh-Dû aux émotions éparpillées.
Face au miroir il se reprend, cet homme est consistant et pas si agité, on aimerait le connaître davantage. On comprend que la jeune femme dont la présence intensifie le mur infini, un instant avant que la photo ne fut prise, et sans doute un instant après, ait eu plaisir à parler avec lui. La salle peu à peu s’était vidée, la photographe s’était approchée, il ne se sentait alors ni inquiet ni insincère mais heureux qu’ils se retrouvent tous trois ensemble, Viens, assieds-toi avec nous, la fête était réussie, non ?
Peut-être est-il le moins bien placé. Ou le seul à gratter l’hypothèse que quelque chose ment. Ni l’une ni l’autre amie, ni même Binh-Dû mais quelque chose à l’intérieur de Binh-Dû et qui se fait fugitivement passer pour lui. Peut-être est-ce ce plaisantin qui le convainc, la nuit, qu’il peut s’envoler en écartant les bras, qu’il est aimé de toute éternité, qu’un champ de protection émane de son désir ? Ou le jour, face à son miroir, qu’il est le plus beau ? (Ou qu'il est hideux ?) À moins que tout soit vrai ; ce qui rien ne réglerait.

vendredi 30 mars 2018

30 mars


Binh-Dû n’aurait pas prêté attention à la jeune femme au demeurant fort jolie qui s’était arrêtée sur le trottoir si celle-ci n’avait attiré l’attention de sa fille sur la pie qui jacassait dans l’arbre. Il n’aurait remarqué ni la pie ni la mère ni la fille. Il était perdu dans ses pensées, il se demandait s’il lui fallait prendre à droite ou à gauche dans le labyrinthe d’allées obliques. Il laissait flotter l’hypothèse de croiser par coïncidence une amie travaillant dans l’une des tours de bureaux avoisinantes, et qui serait sortie fumer une cigarette. Il prévoyait de traverser le parc où les jonquilles déjà seraient fanées, où de nouvelles fleurs auraient éclos.
Dans le parc, Binh-Dû prit faiblement conscience des fleurs. Il pensa à la pie qu’il n’avait vue que parce que la jeune femme l’avait vue, laquelle ne l’avait vue que parce qu’elle réapprenait à voir grâce aux yeux de sa fille. Il se demanda à quelle distance du monde parfois, malgré lui, il se retirait. Perdu dans des pensées oiseuses n’incluant ni fleurs, ni oiseaux ni petites filles et leur mère, ou des considérations d’intendance. Peut-être aurait-il fallu que cette enfant fût la sienne, qu’elle concentrât un intérêt subjectif supérieur à n’importe quoi d'autre – même à une pie jacasseuse – pour qu'il se souvienne de percevoir avant que de penser.

jeudi 29 mars 2018

29 mars


Il y a moi, il y a toi et il y a nous, pense Binh-Dû (il n’est pas le premier). Toujours un élément d’incertitude dans la catégorisation, pourtant cela paraît simple comme un schéma algébrique que même un enfant de maternelle serait en mesure de comprendre. Sans doute les implications gagnent-elles en complexité avec l’âge, Binh-Dû qui a plus de mille ans est de moins en moins convaincu d’être lui-même, pour le dire autrement : l’existence de son « je » est sujette à caution. (Qui paierait ?) « Tu » bénéficie de davantage de stabilité, ou de latitude, du moment que le besoin de se contorsionner dans l’autarcie d’une unique enveloppe charnelle est hors sujet. En l’occurrence, Binh-Dû pense à une personne en particulier, qui serait une autre personne dans d’autres circonstances mais là non plus n’est pas la question. Cette personne, de sexe féminin, il la reconnaîtrait parmi des milliards. Et quand bien même elle changerait, pour lui elle resterait celle à qui s’adresse le « tu » virtuel de ses pensées présentes. Une évidence. Reste à s’arranger avec le « nous », cette chose bâtarde, cette hybridité de fortune, cette créature qui ne tient pas en place. Binh-Dû serait pessimiste, il baisserait les bras. Il n’en a que deux, disons dix doigts pour présenter mieux, oublions les orteils. Et la chose n’est pas une console d’orgue aux multiples registres, Binh-Dû est-il optimiste ? Voilà, encore un « je » qui se perd ! En plus de mille ans, il n’a pas appris à jouer du piano mais – peut-être par une sorte de compensation hasardeuse – il a peu à peu admis qu’on ne gagnait pas grand-chose à vouloir tout contrôler de ce qui advient.

mercredi 28 mars 2018

28 mars


Les ouvriers donnent de grands coups de marteau pour assembler (ou désassembler ?) un échafaudage voisin. Dans les interstices sonores on peut entendre s’élever le chant d’un oiseau nidificateur. Quand les troglodytes mignons auront été chassés par les ouvriers casqués, et que dans les interstices on n’entendra plus qu’une rumeur de maintenance humaine, alors il sera temps pour Binh-Dû de déménager.

Le ciel traversé de stratocumulus correspond parfaitement au désir de Binh-Dû. Oui, c’est exactement ce qui lui convient, cette élévation cotonneuse, ce défilement serein, l’alternance aléatoire des ombres et des ensoleillements. L’affirmation du bleu. L’approfondissement des perspectives. C’est sous ce ciel que Binh-Dû choisirait de vivre sa vie. Comme une attirance érotique vers une certaine qualité de peau.

Contre sa peau Binh-Dû perçoit la raideur du flocage d’une tête de mort, sur le vieux tee-shirt qu’il porte à l’envers. Non pas le devant derrière mais les coutures à l’extérieur. Est-il à ce point à court de tee-shirts ? Ou est-ce encore l’instinct carnivore ? Une femme le croise, un ananas à la main tenu par la rosette, telle une arme dont elle se ferait un plaisir de lui asséner un coup sur le crâne. Peut-être devrait-il porter un tee-shirt bleu ciel.

mardi 27 mars 2018

27 mars


Il ne voudrait pas qu’on le prenne pour un ravi de la crèche mais Binh-Dû aime l’idée de débuter ses journées par un « merci », et de conclure de même à l’instant d’éteindre les lumières. Dès le premier souffle de la naissance, de bon augure, et dans l’exhalaison du dernier soupir (lui aussi de bon augure ?). Entre ces deux extrémités, souvent ça ne rigole pas, mais il reste toujours une part de Binh-Dû pour apprécier le foutoir. Il s’identifie volontiers à cette part de lui-même, il se trouverait bien dissimulé à l’intérieur de sa cage thoracique (par exemple, mais ce pourrait être plus bas ou dans des endroits inattendus, même à l’extérieur de lui, un peu partout en somme à l’exception notable de sa boîte crânienne).
                Ce qui se passe à l’intérieur des boîtes crâniennes autres que la sienne le laisse perplexe. Il devrait être habitué depuis le temps, mais malgré certaines similitudes, il continue à se percevoir comme fondamentalement différent des êtres humains, du moins de la quasi-totalité d’entre eux. Ce qui totalise bien davantage qu’une majorité. Pour dire : même chez les minoritaires il se sent marginal. Heureusement il n’est plus tout à fait celui qu’il était. Celui qui mangeait du poulet bien qu’il ait fallu auparavant trancher un cou puis apprêter le cadavre, qui se doutait que l’odeur de chair grillée serait aussi appétissante que celle d’une cuisse ou d’un bras. Il était fier d’une certaine façon d’appartenir à son espèce, d’avoir le meurtre dans le sang.
                Aujourd’hui encore, s’il ouvre toujours ses narines en passant devant une rôtissoire, ce n’est pas seulement pour les petites pommes de terre qui rissolent – dans la graisse et le sang. Il écoute des disques de son enfance où il est question de tuer le chat d’une femme dont on se dit amoureux ou de pousser encore plus loin la passion de l’amour à mort. C’était joyeux, Binh-Dû dansait en levant les bras en l’air. L’esthétique de la violence le faisait se sentir rassasié, vengé, vivant. Est-ce donc qu’il vieillit ? S’il n’en peut plus de ces stéréotypes omniprésents qui constituent sa culture, de cette apologie des sangs tournés, de la résolution des manques par un surcroît d’inintelligence ou de malignité ?

lundi 26 mars 2018

26 mars


Il n’y a pas que le cerisier qui s’empétale à vue d’œil, tous les arbres et arbustes se hâtent de changer d’allure. Binh-Dû accélère lui aussi, bien que le double-vitrage rende sa fenêtre opaque aux voisins lorsqu’il enfile son pantalon. Au-dehors les parfums s’intensifient dans le souvenir du printemps précédent, à chaque fois un étonnement : que la douceur revienne, et sa suavité aux narines. À la campagne, cette sensation confinerait à l’ivresse. En ville subsiste un malgré tout. Les diesels continuent à tuer mais, passant sous un amandier, on croit inhaler un esprit de jouvence. Binh-Dû choisit ses trottoirs en fonction de leurs frondaisons et du sens du vent. Il évite la proximité du chantier d’une résidence tout confort, d’où s’échappe le souffle délétère du béton froid. Il retient sa respiration au passage des sorties de parkings souterrains. Il rebrousse chemin quand apparaît devant ses pas une grille d’évacuation du métro. Au fond, il n’est pas si pressé. Une mésange bleue lance un chant puissant depuis le jardin public qui gravit la butte vers les hautes tours, tous les canaris en cage aux alentours doivent l’entendre. Binh-Dû atteint sa voiture, il s’y enferme ; son pot crache un hoquet puant.