samedi 7 avril 2018

7 avril


Binh-Dû traverse la place, un homme assis sur un banc le regarde. Le genre de bonhomme autour duquel viennent picorer les pigeons, qui se tient lourdement voûté, les jambes écartées, les mains réunies devant soi en un double poing ballant, doigts entrelacés. Vêtu ainsi qu’on subodore une odeur, avec un haut de survêtement dézippé et des écrase-merde dont les coutures ont commencé à lâcher. Un air de rancœur sur le visage. Binh-Dû ne voudrait pas donner l’impression d’une réprobation ou d’un mépris de classe, aussi feint-il de s’intéresser indifféremment aux pigeons, au bar PMU en face, au bus qui passe. Mais à mesure qu’il se rapproche il ne peut s’empêcher de revenir au nez de l’homme, un véritable pif, doté d’une pustule rougeâtre, comment s’est-il fait ça, l’alcool, une bagarre, un insecte ? La question semble se résoudre lorsque Binh-Dû évite de justesse un syrphe ceinturé en vol stationnaire. Sauf que les syrphes ne piquent pas. En revanche, regarder les piétons qui traversent la place faire à mi-parcours un petit bond affolé justifie bien de s’asseoir sur un banc.

À même le trottoir, des personnes plus ou moins irrégulières (selon un lexique policier) proposent à la vente des articles divers, chaussures, postes de radio, coques de portables, portefeuilles vides, pacotille... Près de la bouche d’aération du métro sont exposés des bijoux sud-américains sur une nappe en tissu jaune, facile à replier en baluchon. L’un des vendeurs négocie avec les clients potentiels, l’autre inspecte les environs. Vient les rejoindre un troisième homme, à petites foulées sur ses gros mollets. Il est en short, il continue à sautiller d’un pied sur l’autre tout en discutant avec ses amis, ils rient. En plus du short, il porte un coupe-vent en matière synthétique, tout froissé sur son dos. Plus haut on arrive au cou épais, à la nuque, au crâne nu et bosselé. Binh-Dû fait semblant de s’intéresser aux cartes postales à cinquante centimes l’unité, quatre euros les dix, en réalité ce qui le fascine est la cohérence hasardeuse établie entre le froissé du coupe-vent et le plissé de la peau crânienne.

Tout en marchant, une amie lui raconte un poisson d’avril dont sa belle-mère a été la dupe. Binh-Dû se souvient de l’expression désuète « mise en boîte », ses pensées divaguent, par lesquelles un poisson en boîte a de grandes chances d’être une sardine. Il prend garde à ce qu’aucun véhicule ne les renverse. Mais il écoute avec intérêt, c’est une bonne histoire. Les rues sinuent, difficile de marcher droit. À un embranchement, dans le souci de ne pas interrompre son amie, Binh-Dû lui demande par geste si le meilleur itinéraire passe par la rue à droite en biais ou par la rue à gauche : de la main il indique la voie de droite puis celle de gauche, en un mouvement de nageoire interrogatif. Simultanément son amie explique que la belle-mère est d’un tempérament assez fluctuant : de la main elle balaie l’espace devant elle, de droite à gauche. Comme un parfait unisson de pensée.