mardi 27 mars 2018

27 mars


Il ne voudrait pas qu’on le prenne pour un ravi de la crèche mais Binh-Dû aime l’idée de débuter ses journées par un « merci », et de conclure de même à l’instant d’éteindre les lumières. Dès le premier souffle de la naissance, de bon augure, et dans l’exhalaison du dernier soupir (lui aussi de bon augure ?). Entre ces deux extrémités, souvent ça ne rigole pas, mais il reste toujours une part de Binh-Dû pour apprécier le foutoir. Il s’identifie volontiers à cette part de lui-même, il se trouverait bien dissimulé à l’intérieur de sa cage thoracique (par exemple, mais ce pourrait être plus bas ou dans des endroits inattendus, même à l’extérieur de lui, un peu partout en somme à l’exception notable de sa boîte crânienne).
                Ce qui se passe à l’intérieur des boîtes crâniennes autres que la sienne le laisse perplexe. Il devrait être habitué depuis le temps, mais malgré certaines similitudes, il continue à se percevoir comme fondamentalement différent des êtres humains, du moins de la quasi-totalité d’entre eux. Ce qui totalise bien davantage qu’une majorité. Pour dire : même chez les minoritaires il se sent marginal. Heureusement il n’est plus tout à fait celui qu’il était. Celui qui mangeait du poulet bien qu’il ait fallu auparavant trancher un cou puis apprêter le cadavre, qui se doutait que l’odeur de chair grillée serait aussi appétissante que celle d’une cuisse ou d’un bras. Il était fier d’une certaine façon d’appartenir à son espèce, d’avoir le meurtre dans le sang.
                Aujourd’hui encore, s’il ouvre toujours ses narines en passant devant une rôtissoire, ce n’est pas seulement pour les petites pommes de terre qui rissolent – dans la graisse et le sang. Il écoute des disques de son enfance où il est question de tuer le chat d’une femme dont on se dit amoureux ou de pousser encore plus loin la passion de l’amour à mort. C’était joyeux, Binh-Dû dansait en levant les bras en l’air. L’esthétique de la violence le faisait se sentir rassasié, vengé, vivant. Est-ce donc qu’il vieillit ? S’il n’en peut plus de ces stéréotypes omniprésents qui constituent sa culture, de cette apologie des sangs tournés, de la résolution des manques par un surcroît d’inintelligence ou de malignité ?