lundi 18 mars 2024

Rhizomiques #181

J'ai une nouvelle théorie. Tu veux la connaître ? Ma théorie, c’est que les humains ont perdu le sens de la beauté en 1976, l’année où le plastique est devenu le matériau le plus utilisé au monde.
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    Les spécialistes vont jusqu’à dire que les sachets en plastique constituent un véritable tournant dans l’histoire de la vie sur Terre, qu’ils chamboulent radicalement les habitudes séculaires de la nature, car ils sont vides à l’intérieur et composés uniquement d’une enveloppe extérieure. Or ce renoncement historique à tout contenu leur confère des possibilités d’évolution surprenantes. Ces sachets en plastique sont légers, mobiles et dotés de deux oreilles préhensibles qui leur permettent de s’accrocher aux objets et aux organes d’autres êtres et d’étendre de leur sorte leur habitat. Ils ont commencé par les faubourgs des grandes villes et les décharges publiques ; et il leur a fallu quelques bonnes saisons venteuses pour atteindre la province, puis les terres lointaines quasi inhabitées. Ils ont étendu leur domination sur des pans immenses de la Terre – depuis les grands échangeurs autoroutiers jusqu’aux plages sinueuses, depuis les parkings désertés des supermarchés jusqu’aux arêtes rocheuses du massif de l’Himalaya. Au premier coup d’œil, ces êtres semblent faibles et délicats, mais ne nous fions pas aux apparences ! Ils vivent très longtemps et sont quasiment indestructibles ; il faut quelque trois cents ans pour voir leurs corps graciles commencer à se décomposer.
    Nous n’avons jamais eu affaire dans l’histoire à une forme d’existence aussi agressive. (…)
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Des poulpes ayant trouvé une petite bouteille en plastique flottant à la surface de leur réservoir se sont longtemps amusés à la projeter par de puissants jets d’eau vers le siphon de l’aquarium, ce qui la faisait revenir vers eux, et le jeu pouvait continuer indéfiniment. Présentez un objet à un poulpe, disent encore les spécialistes, il passera vite de la question « qu’est-ce que cette chose ? » à « que puis-je faire avec elle ? » – une question à laquelle le jeu répond en émancipant les choses de leur être, dans un flux incessant de désappropriations-réappropriations.
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Notre société est si plastique que le langage lui-même est plastique.
 
Sally Rooney (in Où vas-tu, monde admirable ?)
& Olga Tokarczuk (in Les pérégrins)
& Vinciane Despret (in Autobiographie d’un poulpe, et autres récits d’anticipation)
& Alix Ohlin (in Copies non conformes)

mercredi 13 mars 2024

Rhizomiques #180

Quand je repense aujourd’hui à la fin de 2019, je me rappelle un mélange de fatalité et de lassitude, comme si la désillusion avait désormais imprégné les tissus cérébraux de chaque individu.
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    Tout le mois d’avril 2020, historiquement sec à cause du réchauffement climatique, cette forêt [autour de Tchernobyl] a brûlé, exposant les pompiers ukrainiens au double danger du feu et de la radioactivité, dans la relative indifférence de la population mondiale confinée par la pandémie de coronavirus.
    (J’essaie d’imaginer l’effet que cette phrase de science-fiction aurait eu sur moi, enfant.)
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Il était dans la même galère que ses semblables et serait obligé d’écouter les annonces officielles, les affirmations moyennement crédibles de gouvernants qui, selon l’usage, s’adressaient aux citoyens avec condescendance. Ce qui semblait bon pour les masses dans l’esprit d’un homme politique ne valait sans doute pas pour tout le monde, en particulier pour Roland. Mais il faisait partie des masses. Il serait traité comme l’idiot qu’il avait toujours été.
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Comme ces gens étaient manipulés ! Comme ils étaient naïfs, politiquement parlant ! Mais leur émotion était sincère. Leur rage était on ne peut plus sincère.
 
Paolo Giordano (in Dévorer le ciel)
& Marie Darrieussecq (in Pas dormir)
& Ian McEwan (in Leçons)
& Joyce Carol Oates (in Une histoire de martyrs américains)

jeudi 7 mars 2024

Rhizomiques #179

- Je regarde par la fenêtre à l’arrière de notre maison et je ne vois pas le parc ni les arbres. Je vois juste que tout ça est en train de mourir. Une partie de moi sait que ce n’est pas le cas – "mourir" n’est pas le mot exact – mais une autre partie regarde dehors et voit un endroit déjà mort. Tu comprends ? Je regarde notre fille, je sais qu’il n’y a aucun avenir pour elle, et ça déchire mon cœur en deux. Et ce qui me rend folle, c’est que tout autour de moi, partout, des gens conduisent des voitures, achètent des barbecues au propane et mangent des double cheeseburgers, et pas un seul d’entre eux n’agit comme s’il était en train de mourir, alors que c’est le cas. Pas un seul d’entre eux ne voit ce que je vois, et ça signifie que nous n’avons aucune chance.
- Écoute, écoute donc ce que tu dis. Si tu entendais quelqu’un dire ça, ta sœur ou notre fille, que lui dirais-tu ? Tu lui dirais de se faire aider. D’aller voir quelqu’un.
- Ou peut-être que je les écouterais. Peut-être que je me demanderais s’il y a une quelconque réalité dans ce qu’elles disent.
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J’ignore si vous avez lu l’article paru dans Esquire, a-t-il dit, une étude sur l’état psychologique des spécialistes du climat. Comme moi. Il se trouve que nous faisons partie des catégories de scientifiques les plus exposées à la dépression et à divers troubles de l’humeur. Syndrome de stress prétraumatique, voilà comment les psychologues appellent ça. Ou syndrome de Cassandre. Selon eux, c’est ce qu’on expérimente chaque fois qu’apparaît un graphique sur l’écran et qu’on voit l’avenir dans ce graphique. Et c’est ce qui nous arrive lorsque nous essayons de transmettre ces informations au monde extérieur, aux citoyens, à la presse, aux décideurs. Si vous me demandez une définition exacte de l’époque où nous vivons, la voici : une époque prétraumatique.
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J’avais une drôle de sensation, comme quand on est dans une baignoire et qu’on retire la bonde mais qu’au lieu de sortir on reste assis là à devenir de plus en plus lourd, jusqu’à ce que la toute fin de l’eau fasse du bruit en tourbillonnant dans le trou.
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Le poisson rouge voit son avenir dans sa boule de cristal et aussitôt l’oublie.
 
Alexandra Kleeman (in Du nouveau sous le soleil)
& Paolo Giordano (in Tasmania)
& (Becky Manawatu (in Auē)
& Éric Chevillard (in L’autofictif)
 
(NDLR : Si vous jugez que ce blog a pris une tournure un poil trop sinistre depuis disons cinq mois, n'hésitez pas à protester auprès du responsable qui verra ce qu'il pourra faire...
Contact dans la colonne de droite.)

mardi 27 février 2024

Attentives #34

Si je voulais être une bonne mère (et j’y tiens !), que servirais-je demain matin à mon cher enfant pour son petit-déjeuner ? Je lui donnerais ce qu’il y a de meilleur pour lui : une copieuse assiette d’œufs brouillés et de bacon. Le traditionnel breakfast que les mamans américaines préparent pour leurs rejetons. Hautement recommandé pour leur croissance et leur santé. C’est l’évidence.

Mais traditionnel depuis quand ? depuis des siècles ? depuis toujours ? Non. Depuis qu’un groupe alimentaire, la Beech-Nut Packing Company, s’est retrouvé face à des tonnes de bacon à fourguer et s’est adressé à un homme du nom d’Edward Bernays pour chercher le moyen d’en augmenter les ventes.

Et recommandé par qui ? Par quelques nutritionnistes auprès desquels Bernays a eu l’ingéniosité de réaliser une pseudo-étude, légèrement biaisée, qu’il s’est empressé de faire publier dans les journaux et d’envoyer à des milliers de médecins de famille, dans tout le pays, lesquels ont à leur tour passé le mot à leurs nombreux patients. Ce n’est pas de la publicité, c’est de la science. C’est prouvé et approuvé par des experts. C’est l’autorité qui parle. Et ainsi, en quelques mois, les habitudes alimentaires ont changé.

(…)

En 1929, Bernays fut engagé par l’American Tobacco Company afin de résoudre un de leurs problèmes : cette convention sociale qui empêchait les femmes de fumer faisait perdre aux marchands de tabac un énorme marché potentiel (la moitié de la population). Comment y remédier ? Eddy a eu une idée de génie. Mise en scène : lors de la grande parade de Pâques, à New York, il paie un groupe de suffragettes pour qu’elles cachent un paquet de cigarettes sous leurs jupes et le sortent, toutes ensemble, ostensiblement, au milieu de la foule et au moment opportun. Les photographes, prévenus, seront là pour immortaliser ce geste, ô combien symbolique. Car, attention, ce ne sont pas des cigarettes que ces jeunes femmes enflamment, ce sont les "torches de la liberté" (expression que Bernays leur a dictée au préalable). Dès le lendemain, l’image et le slogan font la une des quotidiens. C’est gagné. Le magicien a transformé une vulgaire opération commerciale en acte de rébellion, en acte de libération féministe. (…)

- Très habile, ce Bernays.

Peu connu du grand public, mais un des hommes les plus puissants du XXème siècle. De ceux qui font bouger les choses, comme tu as pu t’en rendre compte à travers ces deux exemples concrets. On connaît mieux son oncle, Sigmund Freud, dont les travaux sur l’inconscient l’ont fortement inspiré. (…)

Edward Bernays a compris comment mener les foules. Comment les faire aller là où il veut, ou, plus exactement, là où ses clients (ceux qui le rémunèrent grassement à cette fin) le souhaitent. (…) Dans son essai Propagande, il explique les principes et mécanismes qu’il a mis au point et qui permettent, au fond, de tout vendre au plus grand nombre : du parfum, du savon, des cigarettes, des voitures, des présidents, la guerre, la paix, le bonheur, la démocratie, la tyrannie – absolument tout. L’un de ses plus fervents lecteurs s’appelle Joseph Goebbels, qui saura remarquablement mettre en pratique ses théories afin d’éduquer le peuple allemand.

Cependant, Edward Bernays a aussi très vite et très bien compris que "propagande" était un vilain mot. Il lui substitue donc les termes plus policés de "relations publiques" et invente dans la foulée le métier qui va avec : "conseiller en relations publiques".

Grand promoteur de la démocratie, le conseiller Bernays n’aura de cesse, tout au long de sa prolifique carrière, d’y associer les valeurs et vertus du capitalisme, auxquelles il réussit à faire adhérer pleinement les Américains, en même temps qu’il leur inculque la haine du communisme.

Marcus Malte (in Qui se souviendra de Phily-Jo ?)

jeudi 22 février 2024

Rhizomiques #178

Pourtant, il y a en lui quelque chose que je ne distingue jamais : l’hésitation. Je suis effaré quand je lis les grandes lignes simplistes de ses articles et je pense à un prêtre du sud de la Suède qui me confia un jour : « Ce que j’ai dit au cours de la discussion : que la Bible est la parole de Dieu du début à la fin, je n’y crois pas non plus. Mais il ne faut pas troubler la foi de ces âmes simples. »
Et je me suis alors senti brûlant d’une haine que j’ai eu du mal à réprimer.
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Dieu n’est pas plein d’amour. Le Dieu de la sainte Bible ne se soucie pas du tout d’amour. L’obéissance, la soumission aveugle – voilà ce qu’exige Dieu, pas l’amour. Jésus-Christ était celui qui prenait des risques, un provocateur*. Dieu a puni Jésus pour le remettre à sa place.
[* en français dans le texte]
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S’il devait encore regarder une seule Vierge à l’Enfant, une seule Crucifixion, une seule Assomption, une seule Annonciation, il allait "vomir". Historiquement, affirma-t-il, le christianisme avait été un éteignoir pour l’imagination européenne. L’expiration de sa tyrannie, quel cadeau ! Ce qui passait pour de la piété n’était que du conformisme imposé par un totalitarisme intellectuel d’État. Contester ou défier celui-ci au seizième siècle équivalait à risquer sa vie. Comme protester contre le réalisme socialiste dans l’Union soviétique de Staline. Cinquante générations durant, le christianisme avait fait obstacle non seulement au progrès scientifique mais plus ou moins à toute vie culturelle, à toute liberté d’expression et à tout questionnement. Il avait mis aux oubliettes pendant une éternité les philosophies tolérantes de l’Antiquité classique, condamné des milliers d’esprits brillants au puits sans fond d’ineptes querelles théologiques. Il avait propagé son prétendu Verbe au prix d’horribles violences et s’était maintenu en place par la torture, les persécutions et la mort. Doux Jésus, laissez-moi rire ! L’expérience que l’humanité avait du monde comprenait une infinité de sujets et pourtant dans l’Europe entière les grands musées étaient pleins de la même camelote criarde. 
 
Göran Tunström (in Partir en hiver)
& Joyce Carol Oates (in Cardiff près de la mer)
& Ian McEwan (in Leçons)


mercredi 21 février 2024

A contre-saison #16

 21 août

"Le lendemain matin, dans l’intimité de ma chambre, j’ai mangé l’un des pétales, j’en ai glissé un autre dans mon soutien-gorge, et j’ai mis le reste de la rose dans un vase, où je l’ai examinée comme une icône les jours suivants, tentant d’extraire l’amour des lambeaux de ce protoplasme."

                                                                                    Jean Hegland (in Dans la forêt)